Que celui qui n’a jamais tendu un œil exorbité vers la copie de son voisin jette la première pierre. Que celui qui n’a jamais été même tenté d’inscrire sur un support farfelu quelques signes cabalistiques dans l’espoir d’y puiser le moment venu les précieuses informations ose condamner tous les tricheurs occasionnels ou compulsifs dont regorgent les salles de classes.

L’auteur de ces lignes n’est pas exempte de turpitudes, et se souvient d’avoir un jour inscrit une formule mathématique à l’intérieur d’une trousse dans l’espoir de pallier les défaillances d’une mémoire tremblotante. Mais à vrai dire, la béquille ne servit pas à grand-chose : j’étais rouge d’angoisse et de honte et n’osai pas utiliser la scandaleuse « anti-sèche » de peur d’être immédiatement repérée par un professeur qui ne pouvait que remarquer une attitude aussi louche. Car j’étais, comme beaucoup d’enfants, élevée dans l’idée que rien n’eût été plus grave que de se retrouver clouée au pilori pour avoir transgressé les règles de la classe ou de la société. La honte m’eût tuée plus sûrement que la réprimande de mes parents (car réprimande il y aurait eu, cela va sans dire). Je suis de ces enfants, des générations entières d’enfants, élevés dans la pudeur et la honte. Dans cette culpabilité qui est le fondement même de la civilisation et que des nietzschéens aux petits pieds relèguent au rang des comportements mortifères. Mais que François Bégaudeau, l’adulateur branché de la jeunesse transgressive, se rassure : la pudeur et la honte ont été depuis longtemps éradiquées de nos comportements sociaux.

Ainsi donc, des élèves trichent. En cours, aux examens, pour les devoirs à la maison. Mais ils ne trichent pas comme trichaient leurs parents, avec quelques bouts de papier illisibles dont la seule réalisation avait demandé tant de concentration qu’elle avait suffi à leur auteur à mémoriser le cours. Non, puisque le progrès n’a pas de fin, la triche est passée, comme l’agriculture ou la fabrication des meubles, de l’ère artisanale à l’ère industrielle. On arguera, bien sûr, que les jeunes sont de leur temps, et que si les nouvelles technologies envahissent notre espace, il n’y a pas de raison pour que leur usage ne soit pas subverti. On connaît l’antienne : la technique est neutre, seuls les usages sont déterminés. Donc, si nos enfants utilisent des clés USB et des i-phone, c’est qu’ils s’adaptent à leur époque. Certains, même, ne manqueront pas de s’en réjouir, et de moquer une fois de plus ces profs ringards qui maîtriseraient moins bien que leurs élèves les outils informatiques. Bien fait pour eux. « Les chers petits en savent tellement plus que nous à leur âge… » et autres fadaises du genre. Donc, ces jeunes gens n’hésitent pas à camoufler dans leur trousse un téléphone relié à internet ou contenant tout ce qu’il faut du cours. Et puisque de bonnes âmes éprises de Droits de l’Homme et de démocratie ne cessent de leur répéter qu’au nom du « respect de leur vie privée », si précieuse bien sûr, nul ne saurait fouiller dans leurs affaires, ils savent faire valoir ce droit avec l’arrogance du faux outragé.

Mais cela va plus loin. Les professeurs savent désormais que tout travail fait à la maison est susceptible d’être une copie conforme d’un document trouvé sur internet. Ce qui pose différents problèmes. Tout d’abord, les copies de textes originaux portent un nom : le plagiat. Les collégiens et lycéens qui le pratiquent oublient assez opportunément qu’une salle de classe n’est pas un espace privé, et que l’usage des textes sans l’autorisation de leur auteur y est donc prohibée. Mais quand on arrive à l’université, et notamment au niveau du master ou de la thèse, le problème est bien d’ordre juridique. Dans le secondaire, où les devoirs restent relativement brefs, le professeur perspicace n’aura pas grand mal à taper sur un moteur de recherche quelques mots clefs quand il trouvera des passages dont le style ne correspond évidemment pas à celui, approximatif et laborieux, de ses élèves.

Car, c’est là le second aspect de la question, que l’on peut résumer en une maxime un peu provocante : la triche intelligente pourrait à la rigueur être pardonnable, mais la triche bête est intolérable. L’élève qui copie sur son voisin ou celui qui recopie des pages internet font la plupart du temps montre d’une nullité crasse, leur manque absolu de vocabulaire les rendant incapables de modifier la phrase pour qu’elle ne soit pas reconnaissable (et l’auteur de ces lignes a maintes fois trouvé deux ou trois copies qui répétaient mot pour mot les mêmes formulations aberrantes et les mêmes erreurs effarantes). On recopie péniblement des mots que l’on ne comprend pas et que l’on peine à arranger correctement dans un raisonnement. D’où, le plus souvent, un devoir qui ne répond pas au sujet posé puisqu’on n’a pas trouvé le corrigé correspondant exactement au devoir. Cette triche-là, contrairement à ce que prétendent les adeptes de la modernité triomphante et les apologistes pré-séniles de la transgression festive, n’a strictement rien d’inventif ou d’intelligent. Taper quelques mots sur Google est à la portée du premier imbécile venu. Recopier quelques phrases sans le moindre discernement ne requiert aucune compétence. Pire, le copier-coller informatique ne nécessite même plus que le tricheur fasse l’effort d’écrire les phrases, ce qui, par le truchement du geste, les lui faisait assimiler. L’objet de sa triche lui est désormais absolument, radicalement extérieur.

On répondra, bien évidemment, que les tricheurs ne sont pas encore majoritaires, et que la triche technologique n’a pas encore conquis les amphis et les salles de classe. Certes. Le contraire serait tout de même ahurissant. Mais il y a bien une tendance de fond. Et cette tendance se nourrit du peu de crédit accordé à des savoirs dont on rabâche aux jeunes qu’ils sont inutiles, déconnectés du monde professionnel et des besoins de la société… Bref, pourquoi se fatiguer? Quant au plagiat, il est, pour sa part, à ce point institutionnalisé que les progrès sont rapides et qu’il n’y aura bientôt plus un sujet, si pointu soit-il, qui n’aura son corrigé prêt à l’emploi sur la toile.

Le drame de la triche technologique est finalement de deux ordres. Le premier, et le plus terrible pour ce qu’il nous dit de notre société et des enfants que nous avons éduqués, c’est l’absence totale de remord de ces jeunes qui pratiquent la triche à grande échelle. Le non-respect des règles est parfaitement décomplexé. La morale est une vieille lubie de mauvais coucheur. Dans un monde où la philosophie utilitariste – issue, ne l’oublions pas, de la pensée libérale – s’accorde si bien avec le système économique, seule la réussite compte. Le scrupule ne chatouille plus personne, puisque le résultat seul sera retenu et glorifié. Nos enfants n’étant que ce que nous en faisons, il n’y a guère à s’étonner qu’ils aient si bien retenu la leçon. Et les parents qui veulent à tout prix que leur chérubin soit un « winner », un débrouillard, ont parfaitement réussi leur mission éducative : l’épanouissement des chers petits est total. Bien sûr, ils risquent de tomber de haut le jour où ils se heurteront à la réalité, qui est souvent cruelle, et à des sanctions d’autant plus violentes qu’elles seront tardives. Le gamin habitué à tricher presque ouvertement devant des professeurs qui ne prennent parfois même pas la peine de circuler dans les allées des classes et des amphithéâtres pendant un examen, et qui ne se fatiguent pas à contrôler sur internet que telle phrase si bien formulée n’est pas de leur cancre préféré, vivra comme un drame de se voir interdit d’examen pendant cinq ans, parce que surpris en train de tricher dans un cadre un peu moins laxiste.

Mais le deuxième aspect du problème est finalement tout aussi grave. De même que le voyage, au sens où l’aimaient les poètes, a cédé le pas au déplacement, qui n’est que le passage d’un lieu à un autre, et dont la réussite résidera donc dans la grande rapidité avec laquelle il sera effectué, de même, dans la tête de nos chers enfants, qui sont les futurs adultes de nos sociétés si avancées, le savoir est un outil qui permet de progresser dans les études, et donc dans les échelons de la hiérarchie sociale. Mais le fait qu’il faille certaines connaissances précises pour pouvoir prétendre être un professionnel digne de ce nom semble échapper totalement à une proportion non négligeable d’entre eux. Seul le diplôme compte, son contenu non. Là encore, les jeunes ne sont que ce que nous en faisons. Et nous, qui leur vendons depuis des années un papier démonétisé appelé baccalauréat, pour le seul plaisir d’admirer des statistiques de réussite dépassant désormais les 86% (on attend avec impatience le cru 2010 : 90% ? 95% ? Ne soyons pas chiches…), aurions mauvaise grâce à les blâmer.

Mais le savoir, nous l’avons oublié, transforme celui qui se l’approprie. « Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin, écrivait Saint-Marc Girardin, un célèbre critique mort en 1873, il me suffit qu’il l’ait oublié. » Et que voulait-il dire, sinon que la fréquentation du latin avait changé celui qui, certes, pouvait avoir oublié les déclinaisons et le vocabulaire, mais dont l’esprit resterait modelé par cette langue, ses structures, sa rigueur, et l’incommensurable humanité de ses auteurs. Celui qui a oublié le latin est un peu plus riche d'humanité que celui qui ne l’a jamais appris, mais qui pourra, au besoin, s’il devait s’y coller par nécessité, consulter quelque notice sur Wikipédia ou ailleurs. Celui qui connaît des formules mathématiques par coeur sait, plus sûrement qu'un autre, raisonner mathématiquement. Le paysan qui connaît ses plantes et ses animaux est plus riche, lui aussi, d'humanité, que celui qui devra se reporter à des ouvrages et des notules. Et celui qui connaît les qualités des matériaux sera meilleur ouvrier que celui qui devra sans cesse consulter quelque manuel. Nos futurs professionnels, s’ils appliquent leur ingéniosité à tricher lors des examens et des petits contrôles de tous les jours, pourraient bien ne pas maîtriser du tout ce qui fait le cœur de leur métier. Ne parlons pas même des juristes, puisque les facultés de droit, autant que les autres, sont le théâtre de ce nouveau sport. L’application de la loi réduite à sa technique, en l’absence de toute référence morale, risque de produire des jugements étonnants. Mais on tremble à l’idée de ce qui se passe dans les facultés de médecine, même si l'on y triche moins qu'ailleurs…

Il est une vertu que les Grecs appelaient l’« aïdôs », et que l’on pourrait traduire à la fois par honneur, dignité, pudeur et honte. C’est en quelque sorte la dignité que l’on conquiert dans le regard d’autrui. Notons qu’une telle vertu implique – ô horreur ! – que l’on soit soumis au jugement moral de ses contemporains. Voilà sans doute la vertu qu’il nous faudrait apprendre à cultiver, et à transmettre à nos enfants.

Post Scriptum: Puisque l'aïdôs est la chose du monde aujourd'hui la moins bien partagée, on ne s'étonnera pas qu'il ait si cruellement fait défaut à une équipe de France composée de petits narcisses exigeant le respect, parce que notre société leur a sans cesse répété qu'il était intolérable qu'il se conquière et ne soit pas un pré-requis. Et la main de Thierry Henri ne se comprend que par son exégèse, celle de l'entraineur d'une part ("Laissez-moi savourer"), celle d'une chanteuse au célèbre mari d'autre part ("Pas vu pas pris").

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